I. LES FCTEURS EXPLICATIFS DE LA DISSOLUTION DU G5 SAHEL ( suite et fin)
Les pays du Sahel peinent à mettre en place des initiatives multilatérales solides de lutte contre le terrorisme. Il y a plusieurs raisons à cela. L’une des raisons réside dans la nature complexe de la menace. Celle-ci s’entremêle avec d’autres enjeux sécuritaires dans un contexte régional vaste, marqué par un déficit d’infrastructures et l’enclavement de plusieurs pays – Burkina Faso, Mali et Niger. Cette configuration rend la lutte contre l’insécurité beaucoup plus difficile. Le fait que les pays ne soient pas exposés à la menace terroriste de la même manière a également été un problème.
De cette réalité, il en découle des niveaux d’engagement différents, mais aussi des divergences entre les États du Sahel. Une autre raison qui limite la coopération régionale contre le terrorisme au Sahel tient aux faiblesses financières et capacitaires des États, mais aussi des forces de défense et de sécurité de la plupart des membres du G5 Sahel.
La Force conjointe doit toujours faire face au problème de financement, qui est très loin d’être résolu. En outre, trois de ses membres (Burkina Faso, Mali et Niger) ont également des forces de défense et de sécurité qui présentent beaucoup de faiblesses capacitaires. Les recherches ont montré à quel point les efforts militaires multinationaux demeurent souvent moins efficaces que la somme théorique de leurs membres respectifs, notamment à cause des lacunes dans l’agrégation des capacités et le renseignement, mais aussi en raison des problèmes de coordination entre plusieurs chaînes de commandement[1].
Au fur et à mesure que les organisations terroristes progressent, en multipliant les attaques au Sahel, l’attachement à la coopération multilatérale dans le cadre de la Force conjointe semble diminuer, du moins du côté du Burkina Faso et du Mali. Ces derniers s’appuient de plus en plus sur des initiatives individuelles, bilatérales et même trilatérales[2]. Les personnes avec qui nous avons échangé dans ces pays estiment que les groupes terroristes ont pris de l’avance sur les États au moment où ces derniers se focalisaient sur la mise en place d’une Force conjointe qui a eu de la difficulté à acquérir une grande capacité opérationnelle[3].
De ce sentiment d’avoir perdu du temps avec la construction d’une force ad hoc inachevée sur le plan opérationnel sur fond de divergences entre les pays, il en résulte un désengagement par rapport à l’approche multilatérale, du moins telle que mise en œuvre à travers la Force conjointe. Toutefois, les pays du Sahel ne semblent pas avoir perdu de vue la solidarité régionale, qui peut se matérialiser à différents niveaux.
Le Burkina Faso et le Mali misent davantage sur la coopération bilatérale, qu’ils considèrent comme plus pragmatique et moins coûteuse en ressources financières. Les deux pouvoirs militaires qui se sont succédé au Burkina Faso ont fait leur premier voyage international au Mali, ce qui indique à quel point Bamako et Ouagadougou comptent sur la coopération bilatérale pour combattre l’insécurité. Pour renforcer la coopération contre le terrorisme, le Burkina Faso et le Niger ont signé un accord de coopération militaire en août 2022.
De même, l’inefficacité de la Force conjointe et de l’opération française Barkhane a contribué au fait que le Mali ait décidé de chercher d’autres partenaires comme la Russie. De ce point de vue, la présence du groupe paramilitaire Wagner devrait être vue comme une diversification des partenaires et une solution à l’inefficacité des intervenants occidentaux. Cette recherche de diversification des alliances en allant voir du côté des Russes n’est pas une aberration du point de vue du Mali qui n’a pas de contentieux avec Moscou, à la différence des États-Unis et des pays européens.
Mais l’effort de guerre de la Russie sur le théâtre ukrainien nécessite la mobilisation importante de moyens humains et matériels, ce qui rend incertaine la pérennité des livraisons d’équipements militaires dont l’armée malienne a besoin pour combattre l’insécurité et restaurer l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire national. Depuis le retrait du Mali de la Force conjointe, celle-ci se trouve dans une impasse et passe beaucoup de temps à négocier sa survie au lieu de s’investir pleinement dans la lutte contre les menaces sécuritaires.
Cependant, tous les pays du G5 Sahel ne semblent pas avoir la même envie de voir le Mali réintégrer ces mécanismes de coopération. D’après ce que nous avons noté lors de nos entretiens avec des élites sécuritaires à Nouakchott, le retour de Bamako au sein du G5 Sahel et de sa Force militaire constitue une priorité absolue pour la Mauritanie, qui se sent plus vulnérable après le retrait du Mali[4], et ce, en dépit d’un grand scepticisme au sein des élites sécuritaires mauritaniennes par rapport à la volonté des militaires au pouvoir à Bamako de poursuivre la coopération. Il a également été mentionné dans les entretiens que le retrait du Mali, même s’il paraissait un peu précipité, est intervenu à la suite d’un désengagement progressif de Bamako par rapport à la coopération dans le cadre du G5 Sahel[5].
Alliance des États du Sahel : une nouvelle alternative sécuritaire sous régionale ?
Après le départ du Burkina Faso et du Niger, la Mauritanie et le Tchad « prennent acte et respectent la décision souveraine » de ces derniers. Et Ils « (mettront) en œuvre toutes les mesures nécessaires conformément aux dispositions de la Convention portant création du G5 Sahel notamment en son article 20 [6]», disent-ils dans un communiqué publié notamment par l'Agence mauritanienne d'information.
« Partenariat infantilisant »
Depuis la création du G5 Sahel, la sous-région a vu des militaires prendre le pouvoir par la force au Mali en 2020, au Burkina en 2022 et au Niger en 2023. Martelant un discours souverainiste, ils ont pris leurs distances dans une grande acrimonie avec l'ancienne puissance dominante française, soutien du G5 Sahel, et avec ses partenaires européens.
Selon Ouagadougou et Niamey, « l'organisation peine à atteindre ses objectifs » et est minée par « des lourdeurs institutionnelles, des pesanteurs d’un autre âge ». Ils disaient refuser de « servir les intérêts étrangers au détriment de ceux des peuples du Sahel, encore moins accepter le diktat de quelque puissance que ce soit au nom d’un partenariat dévoyé et infantilisant qui nie le droit à la souveraineté de nos peuples et de nos Etats[7]».
Par ailleurs, le manque d'engagement « sincère » de la part de la Mauritanie dans la lutte contre le terrorisme avait été soulevé par les autres pays[8]. La Mauritanie est en effet le seul parmi les cinq pays qui n'a jamais été attaqué et qui n'a pas mis ses milles hommes à la disposition de la force conjointe.
Enfin, la prise du pouvoir par des militaires au Burkina, au Mali et au Tchad ainsi que les tensions entre le Mali et la France d'une part puis entre le Mali et le Niger (de Mahamadou Bazoum) d'autre part, ont fini par bloquer toute collaboration entre ces États. Entre temps, les groupes terroristes continuent à étendre leur expansion du Sahel aux pays du golfe de Guinée (Bénin, Ghana et Togo). Il faut ajouter à cela la jonction entre l'État islamique au Grand Sahara (EIGS), actif dans la région du Liptako Gourma[9], et l'État islamique en Afrique de l'Ouest (Cameroun, Niger, Nigéria et Tchad)[10].
Finalement, avec le départ des forces françaises de l'opération Barkhane, le retrait du Mali et le coup d'État au Niger, le G5 Sahel est devenu inopérant alors que les attaques terroristes ne cessent de faire ravage dans ces trois pays. Les sanctions économiques et financières imposées à ces trois pays, après les coups d'État, par la Communauté Economique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) ont renforcé leurs liens. Ils ont été contraints de réorganiser leurs forces, de conjuguer leurs efforts et d'adapter leurs stratégies de lutte antiterroriste au contexte post Barkhane[11].
L'Alliance des États du Sahel est ainsi née de la nécessité de faire face à des défis cruciaux dans ces pays confrontés à des tensions sécuritaires persistantes. En réponse à ces enjeux, ces pays ont uni leurs efforts pour construire une plateforme de coopération multilatérale, visant à améliorer la sécurité régionale, à promouvoir le développement socio-économique et à lutter contre les effets néfastes du changement climatique.
Signée conjointement par les chefs d'État de trois pays, le 16 septembre 2023, la charte du Lipta Gourma institua l'Alliance des États du Sahel (AES)[12]. Elle découle de la volonté de ces pays d'établir « une architecture de défense collective et d'assistance mutuelle »[13] aux bénéfices des populations. Les articles six à huit de la charte détaillent les contours de cette alliance : toute agression contre un État membre[14], toute menace interne (telle qu'une rébellion) ou externe ou atteinte à l'intégrité territoriale et à la souveraineté d'un État membre déclenche automatiquement l'intervention des autres États pour lui venir au secours[15].
Ces pays sont toutefois confrontés à des défis majeurs et le plus important demeure le défi sécuritaire. Si lors de la création de l'opération Barkhane en 2014 la menace terroriste ne concernait que le Nord du Mali, elle atteint aujourd’hui les pays du golfe de Guinée. N'ayant pas eu satisfaction au sein du G5 Sahel, qu'ils considèrent être piloté par des acteurs étrangers, ils se sont retirés de ce dernier. Ils souhaitent ainsi gérer leur sécurité selon leurs propres normes et stratégies. Pour y parvenir, ils se sont orientés vers une nouvelle dynamique plus proche de Moscou que de Paris[16].
Ce qui change avec l'AES, c'est la possibilité de poursuite des terroristes lorsque ceux-ci se réfugient dans l'un des pays membres de l'Alliance. Ce droit de poursuite est une avancée majeure dans cette nouvelle dynamique de sécurité collective. L'AES permet également l'organisation des opérations conjointes dans la zone des trois frontières. C'est une initiative qui existait dans le G5 Sahel, mais elle n'était pas opérationnelle. Son but consiste à appliquer la stratégie du « quadrillage » afin d'empêcher les terroristes de se réfugier dans l'un des trois pays.
Cela réduit dès lors leur liberté de manœuvre entre des frontières poreuses. Le défi sécuritaire ne peut toutefois être dissocié du défi économique, car les opérations militaires ne peuvent produire les résultats escomptés si elles ne sont pas suivies d'une politique de développement durable. Pour ce faire, les ministres de l'Économie et des Finances des pays membres de l'AES ont tenu à Bamako, le 25 novembre 2023, une réunion sur le développement économique dans l'espace du Liptako Gourma. Cette rencontre a formulé des recommandations pour favoriser le développement économique de l'AES. Il s'agit, entre autres, de la création de projets structurants dans le domaine de l'énergie, des infrastructures, des transports et de la sécurité alimentaire. La création d'un fonds de stabilisation et une banque d'investissement font partie également des recommandations. Cette réunion a été suivie par celle des ministres des Affaires étrangères à Bamako, du 30 novembre au 1er décembre 2023. Elle va plus loin en recommandant aux chefs d'États membres la « création d'une confédération.[17]»
En effet, c’est dans ce sens que le sommet de l'Alliance des États du Sahel (AES) - qui regroupe le Niger, le Mali et le Burkina Faso a accouché d'une « confédération » samedi 6 juillet 2024 à Niamey. Les chefs d'État des trois pays, des militaires arrivés au pouvoir par des coups d'État, « ont décidé de franchir une étape supplémentaire vers une intégration plus poussée entre les États membres », indiquent-ils dans le communiqué final du sommet. « À cet effet ils ont adopté le traité instituant une confédération entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger dénommée Confédération des États du Sahel (AES) », est-il précisé dans le texte.
Les trois pays de l'AES avaient annoncé en janvier leur départ de la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), une organisation qu'ils jugent instrumentalisée par la France, ex-puissance coloniale avec laquelle ils ont multiplié les actes de rupture. La création de cette confédération vient confirmer ce divorce. « Nos peuples ont irrévocablement tourné le dos à la CEDEAO », a lancé le général Abdourahamane Tiani, chef du régime militaire nigérien, en ouverture du sommet. Il a aussi appelé à faire de l'AES une « alternative à tout regroupement régional factice en construisant une communauté souveraine des peuples, une communauté éloignée de la mainmise des puissances étrangères[18] ».
Conclusion
La montée en puissance des groupes djihadistes et le développement du trafic illicite ont déstabilisé cette région et accentué la vulnérabilité de plusieurs Etats et communautés qui y vivent, car ces deux phénomènes ont déstructuré l’économie et affaibli l’autorité des Etats notamment[19]. Parmi ces Etas du Sahel, certaines[20] sont plus touchés par ceux deux phénomènes que d’autres. Dans un contexte stratégique alors en pleine mutation avec l’intervention militaire française au Mali et le lancement de plusieurs Stratégies Sahel des principaux bailleurs de fonds des pays du Sahel, les chefs d’État sahéliens décidèrent de fonder le G5 Sahel sur deux piliers principaux, la sécurité et le développement.
Lancé en 2014 à l'initiative de la France, la création du G5 Sahel a été sous-entendue par la volonté politique marquée et par l’engagement des chefs-d’Etats de souscrire les préoccupations communes de sécurité et de développement, mais aussi et surtout de démocratie afin de s’approprier en toute responsabilité la souveraineté sur leur destin, dans un esprit de coopération mutuellement bénéfique[21].
Le G5 se fonde donc sur le constat d’une similitude géographique, historique, culturelle et linguistique et d’une même série de vulnérabilités sécuritaires. Il a été constitué en réaction à l’aggravation de la crise malienne et de ses impacts régionaux. La situation sécuritaire de l’aire G5 et de la (BSS) additionne des menaces complexes et durables : terrorisme, criminalité et trafics illicites, rebellions armées résurgentes, conflits intercommunautaires. Le G5 Sahel était un cadre très ambitieux avec malheureusement des moyens limités.
En effet, la faiblesse des moyens financiers à disposition du SP-G5S et l’importance des financements extérieurs, laisse planer au-dessus des projets du « G5 Sahel », ce qui convient de qualifier de « risque de dépendance aux bailleurs de fond extérieurs ». En effet, l’essentiel des projets du G5 Sahel sont sous perfusion financière et technique de bailleurs extérieurs. Ce qui constitue clairement une entrave au fonctionnement normal et durable de ce cadre régional.
On constate aussi un manque criant de coordination et de cohérence entre les deux piliers du G5 Sahel, à savoir la sécurité et le développement. En théorie, la convergence des actions de ces deux piliers devrait découler de la mise en œuvre de la Stratégie pour le Développement et la Sécurité (SDS) et du Programme d’Investissement Prioritaire (PIP), qui est censé être la transcription en projets des priorités définies dans la SDS.
Fin de la série d’articles portant le thème : Pourquoi la disparition du G5 Sahel était prévisible ?
[1] Olivier Schmitt, « More allies, weaker mission? How junior partners contribute to multinational military operations », Contemporary Security Policy, vol. 40, no. 1, 2019, p. 70-84. Cité par Moda Dieng, Amadou Ghouenzen Mfondi et Philippe M. Frowd ; dans « LA FORCE CONJOINTE DU G5 SAHEL ENTRE DÉFIS ET INCERTITUDES », P.16. Op ; Cit ;
[2] Ibid.
[3] Entretiens à Bamako, Dakar, Ouagadougou. Cité par Ibid.
[4] Ibid.P.17.
[5] Ibid.
[6] « Le G5 Sahel peut être dissous à la demande d'au moins trois Etats membres ». Art 20 .
[7] Voir https://www.voaafrique.com/a/la-mauritanie-et-le-tchad-ouvrent-la-voie-%C3%A0-la-dissolution-de-l-alliance-antijihadiste-g5-sahel/7386359.html
[8] Jabir Touré, « Alliance des États du Sahel : une nouvelle dynamique de sécurité collective ? » https://www.institut-ega.org/l/alliance-des-etats-du-sahel-une-nouvelle-dynamique-de-securite-collective/
[9] Appelé également la région des trois frontière (Burkina Faso, Mali, Niger).
[10] Ex-Boko Haram.
[11] Pour aller plus loin, lire : Hendrik SEXAUER, « La coopération régionale sur fond de coups d'État, de terrorisme et d'insécurité transfrontalière : quel avenir pour le G5-Sahel ?
[12] Alliance des Etats du Sahel, Charte du Lipatko Gourma instituant l'Alliance des Etats du Sahel, 16 septembre 2023.
[13] Article 2 de la Charte.
[14] Cette partie s'adresse, en réalité, à la CEDEAO qui voulait intervenir militairement au Niger afin de rétablir l'ordre constitutionnel après le renversement du président Bazoum.
[15] Articles 6, 7 et 8 de la Charte
[16] Op., Cit ;
[17] Alliance des Etats du Sahel, Déclaration issue de la réunion des ministres des affaires étrangères de l'Alliance des Etats du Sahel, Bamako, 2 décembre 2023.
[18] Voir https://www.france24.com/fr/afrique/20240706-sommet-au-niger-l-alliance-des-%C3%A9tats-du-sahel-acte-le-divorce-avec-la-c%C3%A9d%C3%A9ao
[19] Serigne Bamba Gaye : Connexions entre groupes djihadistes et réseaux de contrebande et de trafics illicites au Sahel. Disponible sur https://library.fes.de/pdf-files/bueros/fes-pscc/14175.pdf.
[20] Mali, Burkina Faso, Mauritanie, Niger, Tchad
[21] G5 SAHEL, UNE INITIATIVE REGIONALE POUR UNE NOUVELLE ARCHITECTURE DE PAIX. Op ; Cit ; P45
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