« (…) si, pour la peine des autres, tu n’as pas de souffrance ;
tu ne mérites pas d’être appelé Homme. »[1]
« La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours les méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela, faire que ce qui est juste soit fort ou ce qui est fort soit juste[2]».
Comme ce poème de Saadi l’illustre, la réaction face aux souffrances de l’être humain a toujours été l’une des préoccupations très importantes de l’humanité. Une préoccupation qui impose un devoir moral fort de réagir, et face auquel, l’inaction met en cause nos consciences. Le droit, comme l’art du bien et du juste, ne peut pas ne pas prendre en compte ce devoir moral.
Le droit doit prévoir des normes et des mécanismes afin d’atténuer ces souffrances. C’est bien évidemment dans cet esprit qu’ont émergés au XIXe siècle les premières normes du droit international humanitaire visant à diminuer les effets terribles des conflits armés. Le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) et les autres organisations humanitaires se sont créées pour venir en aide aux gens touchés par les différents types de catastrophes[3].
En effet, l’idée de protéger des populations civiles hors du territoire national est ancienne. Dans son sens actuel, la notion naît quand la communauté internationale fait le bilan de son impuissance lors de la guerre du Biafra (1967-1970) et de la famine dans le pays. Forgée par le philosophe Jean-François Revel en 1979, la notion de « devoir d’ingérence » est popularisée dans les années 1980 par le fondateur de Médecins sans frontières, Bernard Kouchner, et le juriste Mario Bettati. Il s’agit de défendre un devoir d’intervention envers les populations victimes ou menacées de crimes. Le principe de l’assistance humanitaire a ensuite été défendu dans des textes comme la résolution 43/131 de l’Assemblée générale de l’ONU en 1988, consacrée aux catastrophes naturelles ou autres situations d’urgence[4].
En outre, les conflits armés internationaux[5] ou non internationaux[6] , ainsi que les catastrophes naturelles, constituent la réalité la plus cruelle de l’humanité. En effet, le bilan des morts, des blessés, des déplacements de personnes et autres destructions de biens que ces phénomènes entraînent inévitablement, est terrifiant tant quant aux faits que quant à l’arsenal juridique élaboré depuis la Charte des Nations Unies qui tente de les empêcher.
« Malgré les efforts déployés durant la période de l’après-guerre pour remplacer le recours à la force par le règlement pacifique des différends, il y a à peine plus de cinquante ans, plus de soixante-dix conflits et depuis les années quatre-vingts, quatre-vingt-dix pour cent de victimes sont des civils.»[7]
A partir des années 1990, les Etats membres des Nations Unies ont graduellement déplacé le centre de leurs préoccupations sécuritaires des Etats vers les individus. L’Etat est le premier garant de la protection des droits de la personne humaine. Il existe aussi, en droit international, une obligation[8] pour tout Etat de réagir aux violations de ces droits. Le génocide rwandais ayant eu lieu en 1994 et le massacre de Srebrenica en 1995 font prendre conscience aux Etats membres des Nations Unies que, hormis le fait que les gouvernements ne sont pas toujours capables d’assurer la protection de leurs citoyens, ceux-ci peuvent parfois être la source même de menaces.
Dans le but de parvenir à un plus grand consensus international en situation de crise et de ne plus avoir à opérer un choix entre le respect de la souveraineté et l’impératif d’intervenir à des fins de protection humaine, à l’appel du Secrétaire Général de l’ONU, Kofi Annan ; la Commission Internationale de l’Intervention et de la Souveraineté des Etats (CIISE), mise en place par le Gouvernement canadien en septembre 2000, a proposé, en décembre 2001, le concept de la « responsabilité de protéger ».
Selon ce concept, lorsqu’un Etat se montre incapable de protéger sa population, faute de moyens ou de volonté politique, la responsabilité doit être assumée par la communauté internationale.
Le constat de la CIISE fait, dans son rapport intitulé « la responsabilité de protéger », a été le suivant : « les puissances capables d’intervenir militairement ont été critiquées aussi bien lorsqu’elles ont agi pour protéger des populations en danger-comme en Somalie, en Bosnie et au Kosovo que lorsqu’elles se sont abstenues d’agir, comme au Rwanda (…). Selon certains, la multiplication des interventions témoigne d’une prise de conscience à une échelle authentiquement internationale, dont l’avènement n’a que trop tardé. D’autres s’alarment en revanche à la perspective de voir ce phénomène battre en brèche un ordre international fondé sur la souveraineté des Etats et l’inviolabilité de leur territoire.»[9]
Se contenter en effet d’affirmer que les faits de guerre, le génocide et certains comportements prohibés dans les hostilités constituent des crimes placés hors de la loi internationale et les condamner n’est pas suffisant. Il faut aller au-delà, c’est-à-dire prévenir et réprimer ces crimes et réagir.
Il est évident que la prévention des conflits doit rester le premier objectif de la coopération internationale face à l’ampleur des destructions de biens, des massacres, des souffrances, des blessures et des atteintes à l’environnement. Le second objectif est de faire en sorte que l’humanité soit sauvegardée face à la réalité des conflits armés. L’objet du droit international humanitaire (DIH) est notamment d’atténuer les souffrances de toutes les victimes des conflits armés au pouvoir de l’ennemi ; selon M. Torelli, il s’agit de la noble ambition du DIH[10]. Le DIH[11] est complémentaire au droit international de la personne humaine par sa composante traditionnel (DIH classique) et sa composante moderne (DIH moderne).
En outre, comme nous venons de le souligner tantôt, en principe, c’est aux Etats qu’incombe la responsabilité première de protéger leurs populations. La communauté internationale reconnaît que c’est aux États qu’il incombe au premier chef de protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité[12].
Face au problème du fondement juridique des interventions, et dans le cadre des discussions récentes sur la réforme de l’ONU, la communauté internationale a réussi, de façon habile, à contourner la notion de « droit d’ingérence », en inventant la formule de la « responsabilité de protéger », qui peut jouer aussi bien dans le cas des catastrophes humanitaires que dans celui des conflits armés.
En effet, les perpétrations de massacres et de violations graves au droit international humanitaire dans les années 1990 et la défaillance de la Communauté internationale ainsi que l’intervention de l’OTAN au Kosovo sans l’autorisation du Conseil de sécurité nous montre plus que jamais le manquement d’efficacité des mécanismes existants et la nécessité d’une élaboration juridique significative pouvant résoudre les défis juridiques et politiques en la matière ; c’est dans cet esprit qu’en 2000, le Secrétaire général de l’ONU dans son rapport millénaire s’interroge : « (…) si l’intervention humanitaire constitue effectivement une atteinte inadmissible à la souveraineté, comment devons-nous réagir face à des situations comme celles dont nous avons été témoins au Rwanda ou à Srebrenica, devant des violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l’homme, qui vont à l’encontre de tous les principes sur lesquels est fondée notre condition d’êtres humains? »[13]
C’est à la réponse à cette question qu’a été créée, à l’initiative du Gouvernement canadien, la Commission Internationale de l’Intervention et de la Souveraineté des États (CIISE) ayant pour but d’aborder les défis en la matière et de proposer une doctrine pouvant réconcilier ces interventions avec les règles principales du droit international. Dans son rapport publié en 2001[14], la CIISE a envisagé tout d’abord le changement de terme du débat. Selon elle, la formulation de la question de manière à opposer l’intervention à la souveraineté et à faire primer l’une sur l’autre ne nous permet pas de régler les défis.
La question n’est pas le droit de tel État d’intervenir dans un autre État, mais la protection des gens et mettre un terme à leurs souffrances. Donc, elle a proposé la notion de la responsabilité de protéger (R2P) qui est axée directement sur les victimes. Ensuite, en rappelant les obligations imposées aux États en matière des droits de l’homme et du droit humanitaire, la CIISE a fait valoir qu’aujourd’hui la souveraineté n’est plus considérée comme un droit aux mains de l’État pour faire ce qu’il veut au sein de ses frontières, mais comme une responsabilité dont il doit profiter afin de protéger et développer le bien-être de sa population.
Par définition, on entend par responsabilité de protéger, une doctrine par laquelle les États s’engagent à protéger les populations des atrocités de masse (génocide, crimes contre l’humanité, nettoyage ethnique, crimes de guerre), qui s’organise autour d’une double responsabilité : celle, principale, de l’État territorial et celle, subsidiaire[15], de la « communauté internationale ».
Ce principe exprime l’idée de la substitution de la communauté internationale à l’Etat défaillant. Il s’agit d’une « responsabilité résiduelle ». Selon le rapport de la CIISE, si un peuple est exposé à des dommages sérieux à la suite d’une guerre civile, d’une insurrection, d’une répression ou d’une défaillance de l’Etat, et que celui-ci n’a ni les moyens ni la volonté de mettre un terme à cette situation ou de l’éviter, la responsabilité internationale de protéger prend le pas sur le principe de non-intervention.
Cette responsabilité subsidiaire, activée par le Conseil de sécurité, peut prendre la forme d’une intervention coercitive, telle que prévue par le Chapitre VII de la Charte, mais aussi d’une palette d’autres mesures, pacifiques, diplomatiques ou humanitaires.
Quant à la notion de la communauté internationale, celle-ci recouvre plusieurs réalités :
1) Le caractère de ce qui est commun, possédé par plusieurs,
2) L’ensemble des pays unis par des traités et un droit commun, et
3) Un groupe de personnes ayant un but commun[16].
La communauté internationale peut ainsi s’entendre comme l’ensemble des Etats, des organisations internationales à vocation universelle, des particuliers et l’opinion publique internationale[17]. Ainsi, lorsqu’on parle de la communauté internationale, on fait référence à l’expression de la solidarité commune des Etats transcendant leurs oppositions particulières[18]. Pour René-Jean Dupuy, « l’usage généralisé du terme communauté internationale tend à donner une vision euphorique du droit des gens présenté comme l’instrument de fraternisation et de paix entre les peuples »[19].
Liens complexes entre le principe de la CIISE et celui de l’interdiction du recours à la force ?
Dans son rapport de 2001, la CIISE cherche à démontrer qu’il existe un assouplissement de l’article 2, §4 de la Charte. En ce sens, la responsabilité de protéger serait la codification d’une règle coutumière émergente qui autorise le contournement du Conseil de sécurité, à des fins humanitaires. Or, l’existence d’une coutume suppose usage répété et reconnu comme tel. Ainsi, à plusieurs reprises, le Rapport et le volume supplémentaire de la Commission Evans-Sahnoun insistent-ils sur l’avènement d’une pratique étatique favorable à l’unilatéralisme[20]. Ils se basent notamment sur les interventions de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) au Libéria et en Sierra Léone et de l’OTAN au Kosovo[21].
L’Article 42 autorise le Conseil de sécurité, lorsque les mesures d’ordre non militaire s’avèrent « inadéquates », à décider « toute action qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales ». Ces pouvoirs ont fait l’objet d’une interprétation stricte pendant la guerre froide mais, depuis qu’elle a pris fin, le Conseil de sécurité a adopté une conception très large de ce qui constitue « la paix et la sécurité internationales » à cette fin et, dans la pratique, une autorisation accordée par le Conseil de sécurité a pratiquement toujours été universellement considérée comme conférant une légalité internationale à l’action à entreprendre.
Qu’en est-il de la doctrine de Bush ?
À la suite de la publication du Rapport de la Commission Evans-Sahnoun en 2001, la responsabilité de protéger connut un accueil mitigé du milieu intergouvernemental. Par accident de l’histoire, la CIISE publia son Rapport en décembre 2001, quelques mois après les attentats du 11 septembre. En septembre 2002, en réaction à ces événements sans précédent, le Président Bush lança sa fameuse doctrine[22], dans laquelle les États-Unis se réservaient le droit d’intervenir unilatéralement contre des menaces potentielles[23].
En application de cette politique étrangère, les États-Unis et le Royaume-Uni envahirent l’Irak en 2003[24]. Certains n’ont pas hésité à invoquer la responsabilité de protéger pour justifier cette guerre[25]. En Angleterre, ce fut par exemple le cas de l’ancien premier ministre TONY BLAIR et de son secrétaire d’État aux affaires étrangères JACK STRAW. De l’autre côté de l’Atlantique, cette position fut partagée par MICHAEL IGNATIEFF ancien membre de la CIISE. À la veille du processus intergouvernemental qui suivit la publication du Rapport, cette instrumentalisation a attisé une certaine méfiance de la communauté internationale.
La guerre a en effet, profondément divisé les États membres de l’ONU. Pour remédier à ces désaccords profonds, son Secrétaire général KOFI ANNAN a mandaté, en septembre 2003, un groupe de Sages chargé d’ « évaluer les menaces qui pèsent sur la paix et la sécurité internationales, de dire en quoi nos politiques et nos institutions actuelles nous permettent d’y faire face et de recommander des mesures propres à donner à l’Organisation des Nations-Unies les moyens de pourvoir à la sécurité collective au XXIème siècle ».
Il rendit, en 2004, son rapport, intitulé : « un monde plus sûr : notre affaire à tous ». Ce document reprend le débat sur la responsabilité de protéger en éliminant toute possibilité d’intervention militaire en dehors de la Charte ; le Groupe étant profondément opposé aux interventions unilatérales à des fins humanitaires. Contrairement à la Commission qui construisait sa réflexion sur des précédents favorables, il insiste sur une rupture avec la pratique antérieure :
« Sans doute certains États estimeront-ils toujours qu’ils ont l’obligation envers leurs citoyens ainsi que la capacité de faire tout ce qu’ils estiment devoir faire, sans s’embarrasser des contraintes de la procédure collective du Conseil de sécurité. Cette attitude pouvait se comprendre du temps de la guerre froide, lorsque l’Organisation des Nations-Unies n’offrait manifestement pas un système efficace de sécurité collective, mais le monde a changé et on est beaucoup plus exigeant pour ce qui est du respect de la légalité »[26].
C’est sur cette base[27] que l’Assemblée générale entérine, en 2005, la responsabilité de protéger, sous une définition très différente de celle de 2001. Effectivement, après des négociations difficiles, le Document final du Sommet de 2005 consacre de manière très classique la responsabilité de protéger au sein de ses paragraphes 138 et 139.
Quel rôle jouent les Etats ? Cette doctrine est-elle nouvelle ?
L’Etat comme précédemment évoqué, est en effet le premier responsable au niveau national en termes de protection des individus vivant sur son territoire. La responsabilité de protéger exige de chaque État qu’il protège « les populations contre le génocide, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le nettoyage ethnique, ainsi que contre les incitations à les commettre »[28]. Toutefois, le Secrétaire général de l’ONU, les États membres et la doctrine s’accordent sur le fait qu’elle ne confère aucune obligation juridique nouvelle. La responsabilité de protéger est, en ce sens, « peu innovante ». BAN KI-MOON soutient dans son rapport de 2009 que :
« les obligations des États (…) sont fermement ancrées dans le droit international conventionnel et coutumier » ; elles découlent d’ « obligations juridiques préexistantes et permanentes des États, et non pas seulement de la formulation et de l’acceptation relativement récentes de la responsabilité de protéger »[29]. Cet avis est également soutenu par de nombreux auteurs qui rappellent le droit conventionnel et coutumier en vigueur[30].
La responsabilité de protéger ne procède donc pas d’une idée nouvelle au contraire, elle repose sur des obligations fermement ancrées en droit international[31].
Et le conseil de sécurité alors ?
Cet organe principal de l’ONU joue un rôle non négligeable. En effet, la responsabilité de protéger est un concept double : la responsabilité principale de protection est à charge des États et la société internationale fait figure de caution. Ainsi, « si un État n’assure manifestement pas la protection de ses populations, la communauté internationale doit être prête à mener une action collective destinée à protéger ces populations, conformément à la Charte des Nations-Unies »[32].
Dans son rapport de 2005, KOFI ANNAN écrivait que « le Conseil de sécurité peut être contraint de décider de prendre des mesures en vertu de la Charte, notamment, si besoin est, des mesures coercitives »[33]. Il partageait ce point de vue avec certains pays, comme la Suède. Face à ces divergences, l’Assemblée générale trouva, finalement, un compromis en modifiant le texte. Elle changea « la responsabilité collective des États de mener une action » en « nous seront prêts à mener en temps voulu une action collective »[34]. Toutefois, la plupart des États considéraient que le Conseil de sécurité avait une simple obligation morale, une responsabilité éthique[35]. Même si les dispositions la Convention sur le génocide laissent entendre que le conseil de sécurité à une responsabilité de réaction rapide dans certaines situations[36].
Par ailleurs, le concept de la responsabilité de protéger est également présent en dehors du cadre des Nations-Unies. Il est notamment consacré au sein de l’article 4, h) de l’Acte Constitutif de l’Union africaine[37]. La responsabilité de protéger dans la mesure où elle vise la protection des populations recoupe aussi le champ d’actions de nombreuses organisations non gouvernementales engagées dans la défense des droits de l’homme notamment la société civile.
Quelles critiques du principe ?
La responsabilité de protéger prône que lorsque l'Etat ne s'acquitte pas de sa responsabilité de protéger ses populations, une intervention de la communauté internationale à travers l'ONU s’impose. Cette intervention ou ingérence humanitaire n'est pas cependant, considérée comme une bonne pratique par certains Etats. La principale contestation à cette ingérence vient de ce qu'elle serait contraire au respect de la souveraineté, de l'intégrité territoriale, et au principe de non-ingérence[38] dans les affaires intérieures d'un Etat. Ce qui lui a valu en octobre 2010 d'être traité de notion vague et controversée, par le représentant de la république islamique d'Iran, à l'Assemblée générale des Nations Unies. Même si la souveraineté n’a jamais été absolue. Déjà au XIXe siècle, l’« intervention d’humanité » autorise l’intervention militaire aux fins de protection des populations[39].
En effet, la Charte des Nations Unies valide le concept de la souveraineté comme attribut essentiel de l'État, mais va plus loin en reconnaissant expressément l’égalité souveraine de chaque État membre de l'ONU: « l'Organisation [ONU] est fondée sur le principe de l'égalité souveraine de tous ses Membres.[40]» Cette dernière devenant le socle des relations internationales, l'ancienne conception raciste de pyramide des civilisations n'a plus lieu d'être, ce qui exclut formellement la possibilité d'une intervention dite « d'humanité »
Une pure et simple instrumentalisation pour des objectifs non avoués ?
« On se demande si la responsabilité de protéger est, tel qu'elle le prétend, un engagement idéaliste, humaniste et désintéressé en faveur des droits de l'Homme ou un nouveau moyen, plus raffiné peut être, en tout cas plus adapté à l'actualité internationale d'exporter des valeurs occidentales et des principes d'actions et d'intervention des grandes puissances politiques et du marché.[41] » Cette responsabilité quoi que innovante, ne donne pas toutes les certitudes quant à sa crédibilité à l’instar du principe de droit de l’ingérence humanitaire. Il y a certes plusieurs cas pratiques qui confirmeraient cette thèse : la Côte d’Ivoire[42], la RCA[43] , la Libye entre autres.
Le cas de la Libye est en effet très illustratif. Les bombardements militaires de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) n'ont pas débouché sur des résultats escomptés. Aujourd’hui, ce pays est tout sauf un Etat démocratique. Il est pire qu’avant. La communauté internationale a complétement et entièrement échoué. Il est d’ailleurs certain que l’instabilité inquiétante du Sahel, est la conséquence directe de cette intervention en Libye.
En effet, la responsabilité de réagir implique que le Conseil de sécurité réponde du manquement par l’État à sa responsabilité de protéger en recourant aux mesures les plus appropriées. Il doit d’abord envisager les mesures les moins intrusives avant celles qui sont coercitives. Répondre des manquements de l’État, signifie donc que le Conseil de sécurité sur le fondement du Chapitre VII et de l’article 24, peut ou doit prendre, dans la situation où la protection des êtres humains est impérieuse, des mesures d’ordre politique, économique et judiciaire et, seulement à titre exceptionnel, engager une action militaire[44].
« Service après-vente refusé ou oublié ? »
La responsabilité du Conseil de sécurité dans le cadre de sa responsabilité de protéger implique que celui-ci participe également à la reconstruction post-intervention de l’État défaillant. Cela signifie que, lorsqu’un État s’est effondré ou qu’il a renoncé à ses capacités de pouvoir assumer seul sa responsabilité de protéger, c’est au Conseil de sécurité, par l’entremise des agents internationaux qu’incombe la responsabilité de « contribuer à ramener une paix durable et à promouvoir la bonne gouvernance et un développement durable.[45] »
Dire que le Conseil de sécurité a la responsabilité de reconstruire l’État, c’est reconnaître que c’est à lui qu’incombe la responsabilité principale de superviser et de coordonner les opérations visant au (r)établissement de l’État de droit. Cette responsabilité montre qu’il ne suffit pas pour le Conseil de sécurité de recourir à la force, mais, qu’il faudrait encore que celui-ci participe à empêcher que les causes de la crise ne puissent renaître ou même refaire surface.
C’est donc une responsabilité d’action au niveau des causes profondes de survenance du conflit et de défaillance de l’État. L’un des moyens privilégiés à cet effet, de faire en sorte que la sécurité post-conflit soit assurée, est de mettre en place des programmes de désarmement, de démobilisation et de réinsertion des forces de sécurité locales au sein des opérations de maintien de la paix (OMP) qu’il a créées. En d’autres termes, mettre en place des mécanismes variés et diversifiés permettant de « restaurer » les fondations d’une République démocratique et prospère.
Or, aujourd’hui, il est clair que ce pays (la Libye) n’est ni un « Etat », ni une République démocratique et prospère. Au contraire, elle est devenue un véritable nid de toutes les formes de crimes les plus atroces notamment « les crimes contre l’humanité[46]». En effet, dans ce pays qui, jadis, était une référence en termes de développement en Afrique, on n’y a pratiqué l’esclavage (des africains par les africains) malheureusement. Les témoignages des victimes sont tout simplement révoltants.
En 2015, Yacouba Konaté a été vendu comme du vulgaire bétail en Libye[47]. De cette saison en enfer, l’Ivoirien garde des cicatrices à jamais. Car, Yacouba, esclave en Libye, a connu toutes ces douleurs à ne plus savoir qu’en faire. « Là-bas, t’es un sous-homme » disait-il. Son calvaire a duré cinq mois, d’août 2015 à janvier 2016, « mais c’est comme si ça avait duré cinquante ans ».
En outre, dans le même sillage, plusieurs victimes originaires du Cameroun ont affirmé qu'ils vivaient dans des «prisons» aux conditions très mauvaises[48]. Leur rêve était d'arriver en Europe, selon eux. «C'était l'enfer total en Libye. Je ne conseillerais même pas à mon pire ennemi de s'y rendre», a affirmé un des migrants, Maxime Ndong, qui dit avoir vécu «un cauchemar».
«Les Libyens n'ont aucune considération pour les Noirs. Ils nous traitent comme des animaux. Ils violent les femmes. Nous étions entassés dans des entrepôts. Nous étions bastonnés. Nous ne mangions pas bien. Il n'y avait pas d'eau et nous nous lavions à peine», a-t-il raconté.
«Il y a le commerce des Noirs là-bas. (Il y a) les gens qui veulent des esclaves comme ça se passait à l'époque de la traite négrière. Ils viennent en acheter», a-t-il dénoncé. «Si vous résistez, ils tirent sur vous. Il y a eu des morts», a ajouté l'homme encore marqué par les traumatismes.
C’est dans ce sens qu’un rapport de l’ONU établit des preuves de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. En effet, une mission d’enquête de l’ONU a conclu que des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité sont commis en Libye depuis 2016, et que toutes les parties au conflit y concourent, groupes armés libyens, États tiers, combattants étrangers et mercenaires, dont le célèbre groupe russe Wagner[49].
« Il existe des motifs raisonnables de croire que des crimes de guerre ont été commis en Libye, tandis que les violences perpétrées dans les prisons et à l’encontre des migrants qui s’y trouvent pourraient s’apparenter à des crimes contre l’humanité », ont conclu les rapporteurs de la mission internationale indépendante d’établissement des faits sur la Libye (en anglais independent Fact-Finding Mission on Libya, FFML) qui a travaillé pendant un an sur les abus, violations et crimes perpétrés sur le sol libyen.
Au regard de ce qui précède, chacun peut juger en ce qui concerne l’Afrique par exemple, si oui ou non le principe de la responsabilité de protéger de la communauté internationale est une instrumentalisation de l’Occident…
[1] Un poème de SAADI, le poète iranien du XIIIe siècle [2] Blaise PASCAL (1623-1662) Pensées. Edit Brunschwieg. Section V [3] Mohammad SHARIFIFARD, mémoire : la mise en œuvre de la Responsabilité de protéger de la Communauté Internationale : Quelle efficacité ? Soutenu en septembre 2012 à l’Université Montesquieu bordeaux IV. Disponible sur https://www.researchgate.net/publication/290195527_La_mise_en_oeuvre_de_la_Responsabilite_de_proteger_de_la_Communaute_internationale_Quelle_efficacite/link/56957d0208ae3ad8e33d7061/download . [4] Qu'appelle-t-on "droit d'ingérence" ? Disponible https://www.vie-publique.fr/fiches/271180-quappelle-t-droit-dingerence [5] C’est-à-dire les conflits entre deux Etats ou plus. [6] C’est-à-dire les conflits entre Etat et des forces non étatiques, ou entre deux ou plusieurs groupes armés non étatiques à l’intérieur du territoire d’un Etat. [7] DEYRA (M), L’essentiel du Droit des conflits armés. Paris, Gualino, EJA, 2002, p. 113. Collection. Carrés. [8] Celle-ci est consacrée dans la Charte des Nations Unies (art. 1 de la Charte), la Déclaration Universelle des droits de l’homme (le Préambule de la déclaration), les Conventions de Genève de 1949 et leur Protocoles additionnels de 1977 sur le droit international humanitaire (art. 1 commun aux Conventions de Genève et à leur premier protocole additionnel) et la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide de1948 (art.1, 8 de la Convention). [9] Rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats (CIISE), « La responsabilité de protéger », p VII. Disponible sur https://idl-bnc-idrc.dspacedirect.org/bitstream/handle/10625/17566/IDL-17566.pdf?sequence=6&isAllowed=y [10] TORRELLI (M), Le droit international humanitaire. 2ème édition, Paris, PUF, 1989, p.3. Collection. Que sais-je ? [11] Ensemble des règles juridiques concernant la protection de la personne humaine en temps de crise (guerres, catastrophes naturelles ou industrielles majeures), particulièrement, la protection de ses droits fondamentaux, à savoir, le droit à la vie, le droit à la santé et le droit à la paix. [12] L’expression « atrocités criminelles » est uniquement employée pour désigner les quatre actes énoncés au paragraphe 138 du Document final du Sommet mondial de 2005 (résolution 60/1 de l’Assemblée générale). Le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité sont définis en droit pénal international, notamment dans les articles 5 à 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Le nettoyage ethnique n’est pas considéré comme un crime distinct mais recouvre des actes assimilables à l’un de ces crimes, en particulier le génocide et le crime contre l’humanité. [13] Rapport du millénaire du Secrétaire général (SG) : Nous les peuples : le rôle des Nations unies au XXIe siècle, Doc. A/54/2000, 27 mars 2000, p.36. Disponible sur https://treaties.un.org/doc/source/A_54_2000-Frn.pdf . [14] Rapport de la CIISE : la responsabilité de protéger, Décembre 2001. Disponible sur https://diplomatie.belgium.be/sites/default/files/downloads/rapport%20intern%20comm%20inzake%20interv%20en%20soev%20staat%20over%20beschermingsver_fr.pdf . [15] Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, La responsabilité de protéger, Collection Que sais-je ; éd ; Presses Universitaires de France ; 2015, p128 ; pp3. [16] Dictionnaire de l’Encyclopaedia Universalis en ligne http://www.universalisedu.com.janus.biu.sorbonne.fr/recherche/?q=communaut%C3%A9+internationale . [17] SALMON (J), Dictionnaire de Droit international public. [18] Ibid. [19] DUPUY (R-J), La Communauté internationale entre le mythe et l’histoire. Paris, Economica, 1986, p. 11. [20] Claire Bertouille, mémoire : la responsabilité de protéger, Analyse réflexive à l’aube des 70 ans des Nations-Unies ; mémoire soutenu en 2014 à l’Université de catholique de Louvain à la faculté de droit et de criminologie (DRT) ; p19. Disponible sur file:///C:/Users/CBS/Downloads/Bertouille_53641300_2015.pdf . [21] Libéria (1990), intervention de la CEDEAO sans autorisation du Conseil de sécurité, Sierra Léone (1997), intervention de la CEDEAO sans autorisation du Conseil de sécurité et Kosovo (1999), intervention de l’OTAN sans autorisation du Conseil de sécurité, T. G. WEISS, D. HUBERT, The responsibility to protect : volume supplémentaire, research, bibliography, background, p. 80. [22] Cette doctrine est insérée dans “The National Security Stategy of the United States of America”. Disponible sur https://2009-2017.state.gov/documents/organization/63562.pdf. [23] G. MOLIER, « Humanitarian Intervention and The Responsibility to Protect After 9/11 », Netherlands International Law Review, n°53, Mai 2006, p. 44 [24] Ibid. [25] T. BLAIR, « Speech to Chicago Council on Global Affairs », mars 2004. Disponible sur http://www.britishpoliticalspeech.org/speech-archive.htm?speech=201 . [26] Rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, Un monde plus sûr, notre affaire à tous, Doc. off. NU A/59/565, 2004, par. 3 Op. ; Cit. ; [27] Entre autres. Nous pensons également au Rapport du Secrétaire général KOFI ANNAN, Rapport du Secrétaire général, Pour une liberté plus grande : développement, sécurité et respect des droits de l'homme pour tou. p. 6. Op. ; Cit. ; [28] Document final du Sommet mondial de 2005, 16 septembre 2005. Op. ; Cit. ; par. 138. [29] Rapport du Secrétaire général, La mise en oeuvre de la responsabilité de protéger. Op. ; Cit. ; p. 8. [30] P. M. DUPUY, Droit international public, 9e éd., Dalloz, Paris, 2008, p. 125. [31] Voir article premier, commun aux quatre Conventions de Genève de 1949 ; C.I.J., Conséquences juridiques de 1'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif du 9 juillet 2004 ; Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, entrée en vigueur le 9 décembre 1948, article 1 . [32] Troisième pilier de la responsabilité de protéger, tels que résumé par le bureau du conseiller spécial pour la prévention du génocide, « Responsabilité de protéger », disponible sur http://www.un.org/fr/preventgenocide/. [33] Rapport du Secrétaire général, Pour une liberté plus grande : développement, sécurité et respect des droits de l'homme pour tous. p. 69 [34] N. HAJJAMI, La responsabilité de protéger p. 238. [35] l’Algérie, le Brésil, le Chili, le Danemark, les États-Unis, la France, la Grèce, le Ghana, la Hongrie, l’Indonésie, Israël, la Jordanie, le Kazakhstan, le Lesotho, le Liban, le Liechtenstein, Malte, le Maroc, les Pays-Bas, le Pérou, les Philippines, le Portugal, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Slovaquie, la Suisse et la Turquie. [36] « Toute Partie contractante peut saisir les organes compétents de l'Organisation des Nations Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations-Unies, les mesures qu'ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ou de l'un quelconque des autres actes énumérés à l'article III ». [37]« Le droit de l'Union d'intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence, dans certaines circonstances graves, à savoir : les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l'humanité». [38] Voir l’article 2.4 de la Charte de l’ONU: « les Membres de l'Organisation s'abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l'emploi de la force, soit contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ». [39] Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : La responsabilité de protéger ; Paris, Presses universitaires de France, 2015, 128p. [40] Ibid, article 2.1 [41] Ciprian MAHARI, ancien ambassadeur de la Roumaine [42] S/ S/RES/2127 du 5 décembre 2013RES/1975 du 30 mars 2011. [43] [44] CIISE, § 4.1 ; Op, ; Cit, ; [45] CIISE, § 5.1 ; Op, ; Cit, ; [46] La pratique de l’esclavage par exemple. [47] https://www.la-croix.com/France/Jai-ete-esclave-Libye-2020-12-06-1201128492 [48] https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/politique-africaine/esclavage-en-libye-le-temoignage-edifiant-de-refugies-camerounais_3060005.html [49] https://www.la-croix.com/Monde/Libye-rapport-lONU-etablit-preuves-crimes-guerre-crimes-contre-lhumanite-2021-10-05-1201179027
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